Canonisation des victimes du Génocide : Quelle est le sens de leur sanctification?
Par le Dr. Hratch Tchilingirian
Pour le 75ème anniversaire du Génocide des Arméniens, dans un communiqué publié le 29 avril 1989 à cette occasion, Leurs Saintetés Vazken Ier, Catholicos de tous les Arméniens et Karekin II, Catholicos de la Grande Maison de Cilicie, “proposent que les travaux de préparation à la canonisation des victimes (du Génocide) reprennent.” En effet, l’idée d’une commémoration religieuse des victimes du Génocide faisait écho à la volonté du gouvernement arménien de la Première République d’Arménie (1918-1920) qui, à l’époque, avait fait la demande formelle au Catholicos Gevorg V d’inclure les martyrs dans le calendrier liturgique de l’Eglise Arménienne.
En novembre 2014, le Synode des Evêques, sous l’égide des deux Catholicos de l’Eglise Arménienne, déclarait que les martyrs du Génocide seront officiellement déclarés Saints le 23 avril 2015. La cérémonie solennelle se déroulerait au Saint-Siège d’Etchmiadzin à l’occasion du Centenaire du Génocide, où les nouveaux Saints de l’Eglise Arménienne seront annoncés et vénérés.
La Canonisation est l’ultime étape de la proclamation de sainteté – la dernière canonisation de l’Eglise Arménienne remonte à plus de 500 ans – où l’on estime qu’une personne ou un groupe de personnes possède le droit de partager la sainteté de Dieu et où chacune de leur vie représente le témoignage de l’authenticité et de la vérité des Evangiles. On considère que les saints rejoignent Dieu dans le partage infini de la vie divine, au-delà de toutes corruptions, et y trouvent la vie véritable, auprès de Dieu. Ainsi, par leur vie exemplaire, les saints font partie intégrante du Christianisme depuis l’antiquité et prennent une place significative dans les traditions doctrinale, liturgique et piétiste de la « Sainte Eglise, Unique, Universelle, Apostolique ».
Au cours des 30 dernières années, les discussions au sujet de la canonisation des victimes du Génocide des Arméniens se limitaient à différentes commissions et à un cercle restreint de responsables cléricaux. La signification théologique profonde de la sainteté et son lien avec la foi et la piété n’ont jamais été clairement expliqué à la majorité des fidèles arméniens. A l’origine, les saints ont été canonisés pour les fidèles. Déclarer les martyrs du Génocide comme saints ne les récompense pas de la « médaille d’honneur » mais permet de les présenter comme des modèles à suivre et a pour but de poursuivre la mission spirituelle et évangéliste de l’Eglise Arménienne en Arménie et en Diaspora.
A l’occasion du Centenaire du Génocide des Arméniens, les victimes ont-elles été canonisées par l’Eglise pour leur “valeur symbolique”? Ou bien était-ce l’unique moyen de renouveler et de revitaliser l’Eglise Apostolique Arménienne du 21ème siècle? La question se pose et demande une sérieuse réflexion.
Les enjeux politiques et théologiques
D’un point de vue théologique, depuis que les victimes du Génocide ont été canonisées, l’Eglise arménienne se retrouve devant un impératif dogmatique qui est de ne plus les considérer comme des victimes mais comme les vainqueurs du Christ. Depuis que les victimes du Génocide ont été canonisées, nous ne pouvons plus effectuer des Hokehankists (messes de requiem) pour déplorer leur mort, auxquelles nous nous étions habituées. En effet, nous célébrerons désormais la Divine Liturgie en invoquant leur nom, en faisant appel à leur intercession et en célébrant leur victoire sur la mort, par Jésus-Christ et en Jésus-Christ. Nous passerons d’une atmosphère sinistre et sombre de commémorations de Génocide à une atmosphère « festive ». Les victimes ne seront plus des victimes mais elles prendront le statut de saints, vivant dans la Gloire de Dieu, c’est-à-dire qu’elles feront partie de ceux qui ont rejoint Dieu dans le partage infini de la vie divine, au-delà de toutes corruptions, et qui y ont trouvé la vie véritable auprès de Dieu. Ainsi, la question est de savoir si les Arméniens sont prêts à se considérer comme des témoins de la Mort et de la Résurrection du Christ – pour qui des centaines de milliers d’Arméniens ont sacrifié leur vie – plutôt que de s’identifier éternellement à des victimes.
Sur le plan politique, cela fait déjà 50 ans que les Arméniens exigent justice pour les 1 million et demi de victimes du Génocide, auprès du monde entier d’une manière générale, mais surtout auprès de la Turquie. Alors que la canonisation des victimes résout de facto la question juridique concernant leur vie, la demande politique pour le rétablissement de la justice de la part de saints de l’église demeure une question en suspens. De plus, la question territoriale avec la Turquie pourrait être tout aussi complexe. En effet, puisque cette question est liée aux saints, les lieux où les Arméniens ont été exterminés ne seraient-ils donc pas considérés comme des sanctuaires ou comme des « terres saintes » arméniennes ? A ce propos, de nombreuses implications politiques de nature indirecte devraient être soigneusement examinées.
La récente canonisation des Martyrs du Génocide des Arméniens ne devrait pas être vue comme l’évènement qui ajoute des « paillettes » à la commémoration du Centenaire du Génocide. Même si la Turquie et beaucoup d’autres pays continuent de nier la réalité du Génocide, la canonisation ne devrait pas être vue comme une réponse au déni et dans notre frustration, comme un geste ultime d’honorer nos victimes en les déclarant comme saints. Il serait injuste de ne pas reconnaître le sacrifice des victimes vouées au Christ et l’impact qu’il a eu sur nos vies individuellement, et sur notre nation, collectivement. Les saints dans l’église sont – à l’image des célébrités d’aujourd’hui dans le monde moderne – des figures d’admiration et des modèles à suivre. Les chrétiens Arméniens sont appelés à faire preuve de discernement sur les vertus des saints et à suivre leur exemple afin d’obtenir « la couronne céleste de la gloire ». La canonisation des martyrs du Génocide est le moyen de rendre perpétuel leur témoignage au Christ, à travers la mission et l’évangélisation de l’Eglise Arménienne dans le monde.
(Hratch Tchilingirian est un chercheur de l’université d’Oxford, see www.hratch.info)