Hrant Dink et les Arméniens en Turquie
par Hratch Tchilingirian
traduction Georges Festa
Yevrobatsi - Publié le : 06-03-2007
http://www.rojname.com/index.kurd?nuce=176129
[L’assassinat du journaliste turco-arménien Hrant Dink, le 19 janvier 2007, et ses conséquences mettent en lumière à la fois les changements et les résistances aux changements dans la société turque. Pour comprendre le long chemin traversé par les dernières générations en Turquie, Hratch Tchilingirian examine le rôle personnel de Hrant Dink dans le contexte de la communauté arménienne dont il était le porte-parole, le critique et le symbole.]
Le 18 octobre 1994, à l’initiative du Patriarche d’alors de l’Eglise arménienne, Mons. Karekine Kazandjian, une conférence de presse se tint au Patriarcat arménien de Kumkapi, à Istanbul. Elle était organisée afin de corriger ce que l’Eglise considérait comme de la désinformation équivalant à une campagne calomnieuse contre l’Eglise arménienne en particulier et la communauté arménienne de Turquie en général. Le point d’orgue de cette campagne fut la tentative du Patriarcat de protester par un discours contre des accusations mensongères, et même mortelles, de médias et de milieux politiques turcs, selon lesquels le clergé arménien soutenait les terroristes du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) dans leur combat sécessionniste contre l’Etat turc.
Une photographie censée représenter un prêtre arménien en compagnie du dirigeant du PKK Abdullah Ocalan, largement diffusée au moyen d’affiches, était l’instrument clé de ces accusations. Et en effet, à cette époque, lors des manifestations et des marches de protestation des nationalistes, on entendait fréquemment hurler des slogans tels que «Apo, Ermeni pici !» [« Apo – surnom d’Ocalan -, sale bâtard Arménien ! »].
Le communiqué du Patriarcat à ce sujet niait catégoriquement l’existence de tout lien entre la communauté arménienne de Turquie et une quelconque organisation terroriste, expliquant que le prêtre sur la photographie concernée n’appartenait pas au clergé de l’Eglise arménienne. Ce document poursuivait en condamnant le fait que de telles suppositions contre les Arméniens étaient diffusées à la fois dans la presse et les médias audiovisuels, exprimant sa vive préoccupation que des rumeurs, des suppositions et des déformations aussi fausses mettaient en danger la communauté arménienne en Turquie et rendaient la vie de ses membres difficile.
Cette conférence de presse – à laquelle assistaient environ soixante-dix journalistes turcs et étrangers – se déroula dans un climat de tension. Plusieurs journalistes harcelèrent le patriarche de questions, où l’arrogance se mêlait à l’insinuation, sur des questions conflictuelles, comprenant le PKK et l’Armée Secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (Asala) – un petit groupe terroriste, basé au Liban, qui avait tué trente-quatre Turcs (principalement des diplomates) entre 1975 et 1983, essentiellement en Europe de l’Ouest. (L’Asala n’était pas présente, n’avait aucun lien ou quelque soutien que ce soit parmi les Arméniens de Turquie, et n’a même eu qu’un soutien minimum parmi les Arméniens de la diaspora.)
Comme les questions devenaient de plus en plus agressives, une haute silhouette s’imposa au cœur de la mêlée des journalistes. Alors Hrant Dink annonça : « En tant que membre du service de presse du Patriarcat, j’aimerais répondre à cette question. » Il poursuivit :
«Honorables représentants de la presse, nous essayons de libérer nos épaules d’un poids qui nous accable. C’est pour cette raison que nous essayons par ce discours de protester contre une fausse accusation. Mis à part cela, nous avons déjà répondu à plusieurs reprises à toutes vos questions. Les Arméniens de Turquie ne sont pas des terroristes et ils n’ont jamais apporté leur aide au terrorisme, d’où qu’il vienne. Il en sera de même à l’avenir. Les Arméniens ne soutiendront jamais le terrorisme. En tant que citoyens de ce pays, nous souhaitons vivre dans la paix et la tranquillité. Tel est le message de cette conférence de presse. […] Les Arméniens, tous les Arméniens dans le monde, et particulièrement ceux de Turquie, n’ont en ce moment qu’une seule préoccupation : la paix, la paix et la paix.» (voir Marmara (Istanbul), 19 oct. 1994).
C’est à ce moment-là que Hrant Dink entra pleinement dans la vie publique. L’événement, les pressions, l’époque même étaient tels qu’il choisit – publiquement, avec assurance et courage - de s’attaquer au « poids » et aux « griefs » dont sa communauté était l’objet de la part de l’Etat et des médias hautement politisés. C’est à ce moment-là que Hrant Dink commença ouvertement à évoquer le dilemme d’être simultanément le citoyen d’un pays, la Turquie, tout en faisant partie d’une autre nation, l’Arménie.
Le temps du silence
Cela n’allait pas être facile, car le défi était à la fois institutionnel, juridique et politique.
La communauté arménienne, comme d’autres minorités en Turquie, a fait l’expérience de la honte, de l’humiliation , du harcèlement et de l’intimidation tout au long des années 1950 aux années 1990, sans pouvoir s’exprimer pour sa défense – et dans un climat bien différent des controverses ultérieures sur l’article 301 et du débat même embryonnaire sur le génocide de 1915. A cette époque, la communauté arménienne de Turquie se caractérisait par son existence solitaire et son silence collectif.
Les institutions définissant la communauté arménienne de Turquie étaient et restent son Eglise et son école. Toutes deux ont affronté (et affrontent) des problèmes continuels qui tenaient en éveil Hrant Dink et ses collègues chaque nuit. L'ingérence et la forte mainmise du gouvernement turc sur la communauté arménienne et le processus d’élection du patriarche (en 1990, et de nouveau en 1998) figuraient parmi les problèmes juridiques épineux, qui entravaient cette institution arménienne clé. A cette occasion, voici que qu’écrivit Hrant :
«Nous sommes tristes … La communauté [arménienne] est profondément choquée par l’incertitude créée par l’escalade de cette crise insensée au sujet de l’élection d’un patriarche suppléant. Ce sont des jours de tentatives … Nous observons cela avec honte. » (voir «Uzgunuz», Agos, 21 août 1998)
La situation des écoles arméniennes n’était (et n’est) pas meilleure. Hrant a consacré de nombreux articles sur l’état des écoles arméniennes en Turquie, s’intéressant particulièrement à leur administration. Tout en critiquant sa propre communauté pour ses travers, il admonestait aussi le gouvernement turc pour les nombreuses restrictions administratives qui frappaient les écoles des minorités (et pas seulement arméniennes).
Hrant rapportait avec véhémence les constantes humiliations que subissaient les éducateurs arméniens. En août 1988, il écrit :
«Si je ne me trompe, cela s’est passé il y a trois ans … L’un des directeurs adjoints de la délégation du ministère de l’Education nationale à Istanbul, qui fut plus tard reconnu coupable de corruption et de bakchichs, déclara ceci aux « directeurs adjoints » qu’il nommait (et qu’on appelle dans les écoles des minorités « les directeurs adjoints turcs ») : « Vous êtes nos yeux et nos oreilles … Votre rôle est de nous informer même sur les plus petites fautes que ces gens font. » Il déclara ceci en présence des directeurs d’écoles des minorités, au mépris total de leur dignité et de la plus élémentaire courtoisie.
[…] Et à quoi rêvais-je toutes ces années ?… Dans mon cerveau de 45 ans, je pensais : « Un jour viendra-t-il, où un ministre de l’Education nationale inaugurera la nouvelle année scolaire dans une école des minorités ? » Quelles douces pensées !… Quelle était ma naïveté !… Pardon … » (voir «Kinkel ve Valilik», Agos, 21 aoùut 1998 – extraits traduits, postés sur www.groong.com)
Une parole de dignité
Hrant Dink et ses collègues étaient des symboles et aussi des acteurs du changement, en liaison avec la communauté arménienne de Turquie. Ils étaient déterminés à exprimer l’indignation et le ressentiment qu’ils avaient éprouvés en tant que citoyens de la République de Turquie. Si la société et le système politique ne leur permettaient pas d’exprimer à haute voix leurs peurs, leurs inquiétudes et leurs espoirs pour leur communauté et pour la Turquie, alors le silence qui les entourait – croyaient-ils – serait certainement entendu.
Hrant Dink était depuis 1996 rédacteur en chef et éditorialiste de l’hebdomadaire en langue arménienne Agos, à Istanbul. Ce journal a pour but de donner la parole à la communauté arménienne en Turquie et à un dialogue nouveau entre Turcs et Arméniens.
Le 19 janvier 2007, Hrant Dink fut assassiné devant le siège d’Agos à Istanbul.
C’est en grande partie cette combinaison – le désir ardent de s’exprimer et la volonté de s’attaquer aux problèmes « existentiels » entourant l’Eglise arménienne et ses établissements d’enseignement – qui déclencha la création de l’hebdomadaire bilingue Agos en avril 1996.
Les cinq confrères qui ont fondé Agos étaient : Diran Bakar, avocat ; Luiz Bakar, aussi avocat et (depuis 1994) porte-parole du Patriarcat ; Harutiun Sesetian, homme d’affaires ; Anna Turay, employée en relations publiques ; et Hrant Dink, qui possédait à cette époque une librairie.
Les membres fondateurs – comme c’est le cas dans tout projet innovant de ce genre – marqueront leurs différences au cours des années suivantes. Mais dans son cœur, Agos (et Hrant en particulier) maintinrent un effort constant pour ouvrir des voies de communication et de dialogue entre la communauté arménienne solitaire – et alors isolée – et la société turque.
Hrant avait défini un des buts de son journal qui
était de « (tenter) d’identifier et d’expliquer nos problèmes au gouvernement et à la société turque », tout en ayant conscience qu’ « à cause de cela, nous aurons parfois des problèmes » (Armenian International Magazine, 11/3, mars 2000). Son intime conviction était que les préjugés pouvaient être surmontés grâce à l’éducation et au dialogue.
La cible de cette éducation et de ce dialogue n’était pas seulement les incompréhensions et les préjugés dans la société turque, mais aussi la communauté arménienne elle-même. Le discours critique de Hrant sur cette communauté, et particulièrement le Patriarcat arménien, n’était pas populaire et lui coûta des soutiens et même des amitiés.
En juin 2001, par exemple, à l’occasion du 1 700e anniversaire de la chrétienté arménienne, il écrivit : « L’Eglise arménienne a souffert de divisions à travers l’Histoire et il est évident qu’elle n’a rien appris de sa propre histoire. La règle « Une nation – une Eglise », qui a été répétée presque partout ces dernières années, n’est rien d’autre qu’un slogan vidé de son contenu. » (voir « Echec à l’esprit », Agos, 1er juin 2004 – traduit du turc par Anahit Dagci).
Parallèlement, beaucoup découvrirent sa passion, son inquiétude réelle et sa sincérité désarmante. La plupart des gens, dans la communauté arménienne, voyaient dans Agos une publication courageuse, où des sujets liés à l’identité et à la communauté arméniennes étaient débattus avec un esprit d’ouverture rafraîchissant, une rationalité et un désir sincère de bâtir des ponts au-dessus de profondes divisions – que ce soit à l’intérieur de la Turquie, avec l’Arménie ou avec la diaspora.
Dans cette entreprise, Hrant parvint à œuvrer en profondeur : le fait que le règlement des problèmes de la communauté arménienne en Turquie était intimement lié au progrès de la tolérance, de la démocratie et de la liberté en Turquie.
Les Arméniens, ici et là-bas
Dogu Ergil a remarqué, après la mort de Hrant, qu’il s’était « efforcé de promouvoir l’idée qu’il existait d’autres groupes ethniques et culturels en Turquie que les Turcs et les musulmans, et (qu’ils) pouvaient fort bien se mélanger dans une nation purifiée de ses stéréotypes et de ses préjugés ». Hrant voulait, poursuit Ergil, « défendre les Arméniens contre le fanatisme majoritaire en Turquie et défendre les Turcs et la Turquie contre le fanatisme et l’hypocrisie des étrangers et des Arméniens de la diaspora » (voir « Hrant Dink : requiem pour une Turquie mineure », Commission civique de l’Union Européenne pour la Turquie, 25 janvier 2007).
Ces dernières années, la « question arménienne » - ainsi qu’est appelé en Turquie le problème du génocide – était en effet devenu un thème central dans le discours public de Hrant. La centralité de cette « question arménienne » finit, en fait, par laisser dans l’ombre les autres problèmes de la communauté arménienne en Turquie : droit de propriété, fondations communautaires, éducation du clergé, administration des écoles et élections religieuses, entre autres. (Pourquoi, par exemple, les affaires des minorités en Turquie devraient-elles encore être « administrées » par le Conseil des ministres de Turquie, le ministère de l’Intérieur, les services de sécurité intérieure et d’espionnage et le ministère des Affaires étrangères ?)
Si la question centrale et brûlante du génocide finit par dominer les débats entre les Arméniens et la Turquie, Hrant Dink et une partie importante de la diaspora arménienne ne pouvaient l’accepter. A la veille des commémorations du 24 avril en 2002, par exemple, il s’adressa aux membres de la diaspora arménienne en France dans un entretien accordé au magazine L’Express.
« Ne cherchez pas l’identité arménienne parmi les tombes de 1915 », conseillait-il. « Je suis prêt à débattre avec vous de tous les sujets… Je suis fier d’être un Arménien Turc. Je veux représenter, avec mon journal, la renaissance de cette société. L’Arménie ne sera jamais en sécurité tant que la Turquie n’aura pas achevé sa démocratisation. Je crois que la Turquie peut être une chance pour ce jeune Etat, qui est au bord de la noyade. Demain, grâce à la Turquie, l’Arménie aura la chance d’être voisine de l’Union européenne. La Turquie est la seule chance de l’Arménie. » (Turkish Daily News, 23 avril 2002).
Plus qu’une sémantique, l’approche de la question de 1915 et des relations Turquie-Arménie par Hrant était centrée sur le contenu d’une réconciliation. « Je sais ce qui est arrivé à mes grands-parents », dit-il à l’AFP. « Peu importe le nom que vous donnez à cela : génocide, massacres ou déportation. » (Agence France Presse, 8 octobre 2000). Hrant croyait fermement – à la consternation d’une grande partie de la diaspora – que l’essentiel était d’influencer l’opinion publique turque. « La victoire de l’empathie et de la compassion au sein de la population turque est bien plus importante que l’adoption de résolutions sur le génocide arménien dans des centaines de Parlements ailleurs. »
Hrant consacra un temps et une énergie considérables à tenter de persuader la diaspora qu’il existait une dynamique et une ouverture nouvelles en Turquie, entraînant un intérêt et un débat sans précédent sur les questions arméniennes. Il disait que « ce processus s’est développé très lentement, tout comme la démocratisation de la Turquie », d’une manière qui l’encourageait à croire que « ce tabou (de 1915) serait aussi brisé ».
Or, quiconque est familier des « tabous à briser » en Turquie sait quels dangers extrêmes comporte un tel processus. Hrant lui-même était bien conscient des conséquences possibles : « Nous ne nions jamais notre propre histoire. Mais les Arméniens (en Turquie) sont incapables d’en débattre, de peur que cela ne nuise à l’existence de la communauté. » (voir Ayla Jean Yackley : « Les Turcs se confrontent au sombre chapitre des massacres d’Arméniens », Reuters, 26 avril 2005).
En réponse à ces difficultés, Hrant déployait l’une de ses vertus les plus hautes : le courage. Comme il l’écrivait dans openDemocracy en 2005 :
«Là où la peur domine, cela produit des symptômes de résistance au changement à tous les niveaux de la société. Plus certaines personnes aspirent et travaillent à ouvrir et éclairer les esprits, plus les autres, qui ont peur de ces changements, lutteront pour maintenir la société fermée. En Turquie, les poursuites judiciaires contre Hrant Dink, Orhan Pamuk, Ragip Zarakolu ou Murat Belge sont des exemples qui montrent que briser un tabou provoque une panique finale. Cela est particulièrement vrai pour la question arménienne : le plus grand des tabous en Turquie, celui qui était présent lors de la création de cet Etat et qui représente le principal « autre » de l’identité nationale turque. » (« De l’eau qui trouve une faille : un Arménien en Turquie », 13 déc. 2005)
Hrant Dink « était la Turquie dans sa complexité », a écrit Dogu Ergil. « C’était un Turc opposé à l’extrémisme arménien et un Arménien opposé à l’extrémisme turc. »
Le jour des funérailles de Hrant Dink a prouvé le long chemin traversé par la Turquie depuis cette conférence de presse au Patriarcat d’Istanbul en 1994. Plus de douze ans après, l’épithète de « bâtard Arménien », hurlé par les nationalistes, était dépassé par les cris de «Hepimiz Ermeniz !» (« Nous sommes tous Arméniens ! ») dans la bouche de dizaines de milliers de Turcs. Hrant lui-même, dans sa vie autant que dans sa mort, aura joué un grand rôle pour l’avènement de ce changement. Il a ouvert la porte à un avenir que les Arméniens et les Turcs doivent trouver ensemble.
[Hratch Tchilingirian est directeur associé du programme de recherches sur l’Eurasie de la Judge Business School, à l’université de Cambridge.]
Source/Lien : Opendemocracy