Les Arméniens peuvent-ils subsister en tant que nation globale, alors que leur patrie est mal en point ?

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NH Hebdo (Paris), N° 66 - 21 septembre 2017, pp. 7-8

Les Arméniens peuvent-ils subsister en tant que nation globale, alors que leur patrie est mal en point ?*

Par Hratch Tchilingirian

Ces dernières années, un nouveau discours sur les « Arméniens globaux » a fait son apparition, avec l'intention de construire une identité arménienne post-génocide dans la diaspora et en Arménie. Cette nouvelle identité se veut être un vecteur permettant de passer de la « mentalité de survie » à la célébration de la vie et du succès. Dans une lettre publiée dans le New York Times du 28 Octobre 2016, ce nouveau concept a été décrit de la manière suivante : les « Arméniens globaux » sont des gens qui, bien qu'ils aient des ancêtres qui ont été « déplacés et dispersés de force », vivent « à travers le monde » et ont réalisé des « contributions majeures dans leur pays d’adoption ». En clair, ce sont des Arméniens qui ont réussi professionnellement, et qui grâce à l’impact qu’ils ont eu dans leur domaine, bénéficient d’une certain visibilité publique.

L’un des principaux objectifs de ce concept d’« Arménien global » est de« transformer la République arménienne postsoviétique en une patrie vivante, moderne, sûre, paisible et progressiste ». Beaucoup d’Arméniens, en Arménie comme en diaspora, rêvent d’une telle perspective. D’autres personnes utilisent aussi ce concept comme un terme descriptif ou un synonyme de « dispersion ».

Cependant, si les « Arméniens globaux » semblent se porter au mieux dans le monde, ils n’ont pas vraiment l’air de connaitre le même succès en Arménie. A part quelques rares exceptions, ceux-ci semblent même exister partout, sauf en Arménie. Malheureusement, l’Arménie est actuellement plus célèbre pour ses oligarques, une élite qui détient le pouvoir politique, économique, social, culturel et religieux, et qui survit grâce à une allegiance incontestable, la soumission du peuple et l’oppression. Le Président Serge Sarkissian avait lui-même declare lors de la cérémonie d’ouverture du 6e Parlement : « Aujourd’hui, le visage de la corruption a radicalement changé », soulignant qu’« il devient de plus en plus manifeste et intenable. »

Non, la vaste majorité des Arméniens ne sont pas des « Arméniens globaux » prospères, comme defines concept. Vingt-sept ans après le tremblement de terre, près de 3 000 Arméniens vivent encore dans des refuges temporaires. Mais il y a pire : un tiers de la population d’Arménie vit en dessous du seuil de pauvreté. D’après les informations officielles du Service National des Statistiques, il y a en Arménie près de 900 000 pauvres et ce chiffre a meme augmenté de 2,3% entre 2008 et 2015. Et pendant ce temps, en diaspora, des milliers d’Arméniens de Syrie ont trouvé refuge au Liban, où ils vivent dans la plus grande précarité.

Les Arméniens globaux, comme les marchands arméniens du XVIe-XVIIIe siècle, ont réussi à garder leurs communautés vivantes à travers le monde, meme s’ils font face au risque de l’assimilation. Cependant, préserver une nation ou une communauté sont deux choses différentes. L’Arménie, en tant que patrie, est la seule garantie de la survie des Arméniens en tant que peuple. Les organisations et les personnalités arméniennes ne sont pas assez riches pour préserver un pays, à l’exception de personnalités hors du commun telles que Boghos Noubar, Calouste Gulbenkian, Alec Manoogian ou Kirk Kerkorian. Cependant, ces grandes fortunes ne sont pas en mesure decréer des institutions gouvernementales pouvant assurer la prospérité du peuple. Les institutions nationales sont le fruit de la participation, de l’engagement et de l’implication de la société au sens large. Travailler ensemble sur des projets spécifiques, au service d’objectifs communs, est bien loin des projets d’« unité » célébrés dans le discours arménien, mais jamais concrétisés.

Un peuple vit dans la prospérité lorsque toutes les couches de la société mettent leur talent, leurs competences et leurs ressources au service de la construction du futur. Au siècle dernier, nous avons réussi à construire des communautés prospères et à preserver l’identité arménienne dans la diaspora. Ces vingt-cinq dernières années, les Arméniens ont participé à la construction de l’Etat. Mais ce qu’il nous reste à accomplir, c’est de prendre part au processus de construction du peuple, un processus qui n’est pas seulement la responsabilité d’un ou de quelques individus, mais un projet collectif sur le long terme. La construction de la nation, c’est le développement d’une identité nationale arménienne au travers du pouvoir de l’Etat arménien.

Tout cela nous amène à nous poser une question cruciale : les Arméniens peuvent-ils subsister en tant que nation globale alors que leur patrie est mal en point – minée par la pauvreté, la corruption et la dépopulation ?

Même si nous devons bien évidemment célébrer et promouvoir l’idée de l’Arménien global – un signe de renouvellement et d’intégration dans la société globale – nous devons faire attention à ne pas négliger les véritables problèmes auxquels fait face la nation arménienne. Au niveau individuel, les Arméniens ont connu le succès et sont devenus des citoyens du monde, mais au niveau des institutions, notre vie collective est paralysée par trois facteurs : (a) le passé – nous nous tournons trop vers le passé et pas assez vers le futur, (b) l’absence de « philosophie nationale », des valeurs communes qui pourraient nous rassembler, et (c) un leadership transformateur – nous avons de nombreux leaders, mais manquons cruellement de leadership.

a) Le passé : changement de perspective

Avant tout, je suggère que nous déplacions la perspective de notre discours national du passé vers le futur. C’est notre passé – notre histoire plus ou moins glorieuse – plus que notre futur, qui semble déterminer ce que nous devrions faire au présent. Les sages paroles du Catholicos Karekin Ier sont, à ce titre, très instructives : « La glorification du passé ne veut pas dire transformer le passé en objet d’adoration. Si nous continuons à glorifier le passé au point d’en être saturés, nous ne lui faisons pas honneur, bien au contraire. Nous ne sommes qu’un maillon de la chaine, de cette marche de la vie qui traverse les siècles et avance vers l’infinité du futur. »

Regarder le présent à partir du future ne veut pas dire regarder dans une boule de cristal. Cela signifie prévoir l’impact et les conséquences de nos actions et inactions d’aujourd’hui sur notre futur, et déterminer ainsi quelle direction nous voulons prendre dans les années à venir. D’après les estimations des Nations unies, la population d’Arménie tombera en 2050 à 2,7 millions, puis à 1,8 millions en 2100. Nous savons d’ores et déjà ce qui se produira au niveau démographique d’ici 30, 40, 50 ans. Il y a 20 ans, nous savions quel impact le système oligarchique aurait sur la population et sur le développement économique du pays, et nous savons donc à quoi nous attendre d’ici 5 à 10 ans si la situation actuelle perdure. C’est dans cette perspective que nous devons regarder le présent à partir du futur.

Deuxièmement, nous devons considérer l’Arménie et les « Arméniens globaux » dans le contexte des principaux développements globaux. Come l’a décrit Klaus Schwab, fondateur et président du Forum Economique mondial, nous vivons dans un monde où « la polarisation de la société, l’inégalité des revenus et l’orientation protectionniste des pays débordent sur la politique du vrai monde ». Couplé avec des grosses dettes et des bouleversements démographiques, cette configuration a engendré des crises financières et a exacerbé les inégalités. L’Arménie, tout comme les organisations philanthropiques arméniennes, ne sont pas exemptes des risques provoqués par ces changements. Sur le plan idéologique, le néolibéralisme est en butte aux critiques à travers le monde. Les politiques néolibérales de ces dernières décennies ont engender des inégalités dans les sociétés qui bousculent les fondements de la démocratie.

Pendant ce temps, les avancées technologiques – la « quatrième revolution industrielle » –transforment les sociétés et les économies de manière inédite. Il nous faut regarder notre present de la perspective du futur de la technologie. Nous savons qu’à court et moyen terme, l’intelligence artificielle, la réalité virtuelle, l’impression 3D et autres technologies vont provoquer des « perturbations positives ». Quels seront les bénéfices de telles avancées technologiques pour l’Arménie ? Que deviendront les metiers de guichetier, ouvrier d’usine, marchand et autres dans l’économie du future ? Dans ce monde « post hardware » – un sujet au centre des discussions entre spécialistes – « l’intelligence placée dans ces machines sera plus importante que les machines ellesmêmes », comme l’écrit The Economist. Leur utilisation aura des impacts sur l’éducation, la production culturelle, le commerce, l’industrie, la pro-tection des frontières, etc.

Les tendances sociopolitiques et technologiques – et les bouleversements globaux qu’elles engendrent – sont autant d’opportunités pour un leadership réactif. Dans le cas de l’Arménie, ce leadership aurait pour objectif d’amener la société à une prospérité sur le long terme, en collaborant avec les différentes forces en présence, les systèmes interconnectés, les domaines d’expertise et les nombreux talents. Depuis maintenant deux décennies, on entend beaucoup parler de l’absence de leadership adapté ou de manque de volonté pour améliorer « l’état de la nation ». Mais le leadership, seul, ne suffit pas. Ce qu’il nous manque, c’est avant tout une compréhension claire et collective de nos valeurs nationales.

b) Valeurs nationales

A travers l’histoire, trois domaines ont toujours servi de piliers à l’esprit national arménien : l’église, l’école et les livres (la production intellectuelle). En termes actuels : les valeurs spirituelles/morales, l’éducation, et la communication. Ces trois piliers – ou institutions – ont défini, maintenu et développé l’identité arménienne, en particulier dans la Diaspora, depuis au moins trois siècles.

Avec l’avènement de la mondialisation et l’indépendance de l’Arménie, ces piliers identitaires ont vécu une période de transition et ont désormais besoin de renouvellement. Par exemple, l’église – ou plus précisément, le leadership de l’église – n’arrive pas à offrir une base spirituelle, morale et éthique à l’identité arménienne. Il est à présent nécessaire de penser une « nouvelle philosophie » basée sur les valeurs morales, éthiques, sociales et culturelles, comme l’ont fait les Arméniens à travers les siècles, notamment en temps de crise.

Aujourd’hui, l’évidence que le leadership refuse de voir est l’absence de « philosophie nationale », une philosophie au sens large, dans ses dimensions morales et éthiques. Comme le démontre l’évolution de ces vingt-cinq dernières années, le développement politique et économique, la cohésion sociale, ou la justice sociale resteront problématiques en l’absence de l’adoption, de la promotion et de la mise en oeuvre de valeurs universelles et arméniennes. D’ailleurs, comment peut-on decrier les valeurs de base de l’identité arménienne ?

Les Arméniens aiment se comparer à Israël ou à d’autres nations européennes. Voyons quelques exemples de valeurs maintenues dans différentes sociétés. Au Danemark, par exemple, les valeurs et la philosophie danoises sont axées autour de l’idée d’interdépendance de la société. Leur approche de « sécurité et confort » vient de l’assurance que les bénéfices matériels et psychologiques de la vie en société sont tangibles et accessibles. Dans la mentalité danoise, il est plus important d’avoir une vie sûre que de prendre des risques. Le partage et la communauté génèrent un sentiment de sécurité, d’où émerge « l’idéal de l’Etat providence ». A Singapour, l’intégrité, la résilience et le travail d’équipe –respecter la contribution de chacun – font partie des valeurs qui guident les individus et les organisations. Dans une enquête sur les valeurs juives realise en 2012 au États-Unis, les sondés se sont ainsi exprimés sur les valeurs prioritaires dans leur vie sociale : « assurer la justice » (84%), « défendre la veuve et l’orphelin » (80%), « voir chaque personne comme fait à l’image de Dieu » (55%).

Il est à noter que, d’après une récente enquête du centre de recherche PEW sur les croyances religieuses et l’appartenance nationale realise en Europe centrale et orientale, les Arméniens arrivent premiers sur 18 pays dans plusieurs catégories. Les Arméniens sont plus portés sur la philosophie que les peuples voisins : 79% des Arméniens disent « penser souvent au sens et au but de la vie », 57% sentent « une connexion profonde avec la nature et la Terre », 83% « croient au destin », et 72% aux « miracles ».

Quelles sont – ou devraient être – les valeurs fondamentales pouvant fournir un dénominateur commun aux Arméniens ? C’est une question des plus complexes à laquelle on ne peut, à mon avis, répondre qu’après un processus de réflexion collective générale.

Je n’ai pas de réponse tout prête à fournir. Cependant, les deux piliers que j’ai évoqués plus haut me semblent d’une importance décisive. A travers notre histoire, l’éducation a toujours été l’une des institutions fondatrices. L’éducation fait partie de notre tradition nationale : de l’âge d’or du Ve siècle aux universités médiévales (comme et Tatev et Haghpat), sans oublier l’établissement d’écoles après le génocide, comme priorité pour la survie. C’est grâce à l’éducation que la philosophie peut être transmise et devenir ainsi expérience de vie.

La communication constitue le troisième pilier. Des anciens manuscrits aux dizaines de milliers de journaux, magazines, périodiques publiés les siècles deniers, la communication a servi de liant au peuple arménien, sur le plan intellectuel, moral et empirique. En l’absence d’Etat souverain, la transmission du savoir et des valeurs par les médias imprimés a joué un grand rôle dans le façonnement de notre identité. Aujourd’hui, ce rôle est décuplé grâce aux nouvelles technologies et la diffusion d’information peut toucher des millions d’Arméniens.

Tout approche sérieuse et transformative de notre vie nationale se doit d’inclure ces piliers pour pouvoir définir l’Arménie du XXIe siècle. Si nous voulons voir du progrès dans les an années a venir, il est nécessaire d’adopter une approche holistique du développement de la vie arménienne. Concrètement, cela signifie que l’équation des relations Arménie-Diaspora se doit d’intégrer la sphère politique. Si les aspects économiques et humanitaires ont été relativement bien étudiés pour le développement national, il n’y a eu en revanche aucune discussion autour de notre philosophie nationale.

c) Leadership : que faut-il faire ?

Ces vingt-cinq dernières années, l’Arménie a dû faire face à de nombreux problèmes externes et objectifs. Cependant, au niveau intérieur, l’un des problématiques les plus critiques est celle de l’absence de leadership réactif et responsable. La société civile, en Arménie comme en diaspora, ne fait pas partie des décideurs en matière de définition des politiques. Les institutions de la diaspora – églises, partis, organisations communautaires, n’incluent que très rarement leur communauté dans les prises de décision. De manière générale, les professionnels indépendants, les experts, les universitaires et les entrepreneurs sont mis à l’écart, sauf si leur contribution financière est nécessaire.

La première étape pour arriver à un consensus autour d’une philosophie nationale est de créer un leadership visionnaire qui serait en mesure de définir et de traiter les questions nationales les plus importantes. Une telle initiative permettrait de rassembler le savoir, l’expérience, le talent et les ressources d’un grand nombre d’individus, d’institutions et de leaders de communautés. L’objectif serait de transcender les préoccupations personnelles ou organisationnelles pour le bien de la patrie et des Arméniens du monde.

Trois catégories de personnes doivent être mobilisées afin de dépasser les tentatives ratées du passé : les penseurs, les exécutants et les fabricants.

Les penseurs : ce sont les intellectuels, les universitaires, et les activists indépendants qui abordent les problèmes nationaux de manière objective.

Les exécutants : ce sont les cadres d’organisations – élus ou nommés – qui ont une influence sur le monde arménien.

Les fabricants: ce sont des individus visionnaires qui possèdent ou contrôlent des ressources financières ou organisationnelles, et qui accordant plus l’importance aux efforts collectifs sur le long terme qu’aux succès à court terme.

 Bien entendu, il y a déjà eu de nombreuses tentatives similaires par le passé et à travers elles, des organisations pan-arméniennes ont beaucoup fait pour l’Arménie. Cependant, à ce jour, personne n’a réussi à définir et mettre en oeuvre une philosophie nationale autour de laquelle les Arméniens puissent se rassembler.

Si nous voulons rester un nation globale, nous devons restaurer notre patrie en nous servant de la force et des leçons du passé, et en regardant le présent à partir de la perspective du futur. Au cours de ce processus, nous devons être attentifs à comment nos valeurs viendront renforcer nos efforts pour le développement économique, en particulier en matière de leadership politique.

Au final, notre défi est le suivant : comment définir des idées, des valeurs et des directions collectives, afin que le futur que nous souhaitons prenne forme dans notre vie nationale ?

 

* Cet article est une version abrégée de « L’Arménie au XXIe siècle : une stratégie de développement sur le long terme », une presentation donnée lors d’une conférence organisée à l’occasion du 25ème anniversaire de l’institut ARPA.

2017-09-20
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